Gold Rush.

Rémi Groussin

Durant plus de deux mois, l’artiste Rémi Groussin a intégré l’entreprise d’événementiel Les Ortigues, afin d’y mener une résidence de recherche, de création et d’immersion. Il a bénéficié d’un atelier d’artiste délocalisé au cœur d’un vivier de production, situé entre la menuiserie, l’atelier de peinture et la signalétique. L’artiste s’est transformé en observateur intrusif, traducteur d’une chaîne de fabrication d’espaces et de mobiliers commerciaux éphémères. Un cycle de conception / fabrication / destruction rythme la vie de l’entreprise dont l’artiste a tenté d’enrayer le mécanisme le temps de sa présence. En récupérateur chevronné, il a pioché dans les savoir-faire, les outils, les matériaux et les rebuts de l’entreprise pour en valoriser le statut et en faire basculer la destination non inéluctable dans un travail sous forme de collection.


À la fin de sa résidence Rémi Groussin propose une installation contextuelle intitulée Gold Rush, exposée à l’entrée de l’entreprise à l’image d’une salle de jeux d’arcade. L’artiste nous dévoile alors la métaphore qu’il tente d’opérer entre le mécanisme d’un flipper et la dynamique d’une entreprise. Il nous raconte son expérience et les conditions de son travail.


« L’objectif est de faire grossir un score, de faire du chiffre, tout en se focalisant sur une boule en acier dépoli reflétant et déformant l’espace qui l’entoure. Il est donc primordial de ne surtout jamais perde la boule. »



La boule de flipper: Pour rentrer dans le vif du sujet, j’ai tout d’abord été étonné d’apprendre qu’un artiste avait rapporté des flippers à restaurer au sein d’un projet de résidence en entreprise. Cela semble à priori aller en contradiction des savoir-faire de l’entreprise dans laquelle vous avez travaillé, cependant vous tissez des liens entre l’univers du jeu et celui du travail. Pouvez-vous nous dire comment ce projet est apparu ?


Rémi Groussin : En effet l’intégration du flipper au sein des Ortigues ne s’est pas faite en douceur. J’ai débarqué le premier jour avec un premier flipper et puis la semaine suivante avec un second. Je ne savais pas exactement où cela allait me conduire. C’est plus tard que j’ai compris l’exactitude métaphorique que cet objet allait pouvoir révéler dans l’entreprise et dans mon travail. L’univers du flipper n’est pas dissociable de celui du travail car son origine est liée directement à la «débauche», c’est-à-dire à l’arrêt du travail. Etymologiquement le verbe embaucher signifie débuter une tâche, quant au verbe débaucher il signifie terminer une tâche.


Il s’avère que l’envie de travailler avec des flippers me trottait dans la tête depuis quelques temps déjà. Tout simplement parce je suis fasciné par les systèmes qui nous aident à échapper au réel par la distraction en général. C’est, malheureusement, le rôle que l’on demande à l’art de remplir et il en va de même pour la musique et le cinéma. C’est également et surtout parce que le flipper condense en un même endroit toutes les notions qui constituent mon travail. En effet, j’aborde le flipper comme un objet et aussi comme un espace, voire même comme la reproduction d’un espace. On pourrait pratiquement dire qu’il est composé de plusieurs parties semblables à différentes dimensions juxtaposées.


Un flipper est constitué d’une caisse horizontale décorée et peinte dans laquelle se déroule l’action. Sous le plateau de jeu, qui est protégé par une vitre en verre, est dissimulé un mécanisme complexe invisible par le joueur. Ce plateau s’apparente à une maquette dans laquelle des modules constituent différentes zones à parcourir. Ensuite, il y a le fronton vertical (la partie haute du flipper) qui est aussi composée d’un mécanisme électronique caché par ce que l’on appelle une « Back Glass ». C’est une image imprimée ou sérigraphiée sur verre (du côté verso) constituée de plusieurs couches opacifiantes qui laissent apparaître puis disparaître les textes, les chiffres et les mots indiquant la réussite ou la défaite des parties jouées. Bien souvent un système lumineux et optique permet de créer une illusion de mouvement dans ces images. Cette dissection de l’objet m’a permis à la fois d’appréhender son fonctionnement tout en comprenant la construction en couches de mon propre travail.


Aux Ortigues, on conçoit des espaces et des mobiliers qui mettent en lumière des produits commerciaux. Les matériaux qui les composent sont bien souvent éphémères et ont pour vocation à ne résister que le temps d’un salon ou d’une foire, c’est-à-dire seulement quelques jours. Dans cette entreprise, le passage de la construction à la destruction se fait en un éclair et c’est une condition essentielle du travail de chacun. Il y a donc au quotidien une opiniâtreté à comprendre le monde dans ce qu’il a lui-même d’éphémère. Dans ce projet, il m’est apparu évident que le flipper allait à l’encontre de ces notions, car il s’agit d’un objet construit dans des matériaux solides et qu’il a été conçu pour résister au temps. Il a également été pensé pour être restauré rapidement et à moindre frais. C’est cette contradiction que j’ai voulu expérimenter ce travail de recherche au sein de l’entreprise.


L.B : On se demande comment les employés et les usagers des Ortigues ont pu réagir à l’arrivée de ces objets mythiques ?


R.G : J’imagine qu’il y a eu beaucoup d’ambiguïté et de doute. Mon idée principale a été de vouloir associer toutes les capacités qui constituent la richesse de cette entreprise et que chacun puisse se retrouver de près ou de loin impliqué dans ce travail. C’était une volonté de ma part de débuter par une forme de déstabilisation ou d’incompréhension. On s’attendait à voir venir un artiste, un sculpteur autonome et qui sait ce qu’il fait et on découvre un jour un type en train de désosser le mécanisme d’un flipper dont il ne connaît absolument rien pour en découvrir la construction.


Je me suis toujours défendu d’avoir une pratique déterminée par tel ou tel médium. Les véritables médiums que j’aime à travailler sont le contexte, le sens, et l’échange. J’accorde une part importante à l’idée de surprise et d’inconnu dans un travail qui se veut empirique. Le trouble que j’ai imposé au début de ce projet m’a aidé à révéler à la fois ma propre hésitation à faire partie de cet univers d’entreprise mais aussi à inviter les autres à vivre ce même sentiment de perturbation. C’est une manière de nous mettre tous au même niveau et de partager ensemble une même évolution de découverte côte à côte.


Il est évident que j’ai pensé au jeu comme un moyen radical de décomplexer le rapport à l’art que l’on peut imaginer et de court-circuiter les préjugés que l’on pourrait avoir sur les artistes. Cette expérience a donc fait émerger une notion très importante qui est celle du labeur et plus exactement du basculement entre le plaisir et le travail, car il m’a suffit d’ouvrir un flipper pour comprendre que le jeu n’allait plus être de la partie quand il allait s’agir de les transformer.


L.B : Vous parlez de préjugés sur les artistes, mais qu’en est-il des préjugés sur les flippers eux-mêmes ? On associe évidement ces objets à des soirées trop alcoolisées. Vous êtes-vous penché sur les origines de ces machines infernales ?


R.G : Par la force des choses, j’ai du me plonger dans l’histoire du flipper qui est rythmée de grands changements. Le flipper moderne est dérivé d’un jeu de boule en bois et a été transformé par Al Capone en machine mécanique accompagnant la prohibition et la consommation d’alcools clandestins aux États-Unis. Les premiers flippers reprenaient les thèmes de la fête, des jeux de cartes, et des tours de magie qui constituaient des interdictions dans une Amérique puritaine des années 30. L’objet issu d’un univers mafieux a ensuite été interdit par le président Roosevelt qui les a fait détruire dans des mises en scènes journalistiques farfelues. Plus tard, le flipper est revenu dans les lieux de détente comme les bars et les cafés et ont été récupérés par l’univers du rock et du punk. Dans les années 70-80, l’apogée du flipper moderne, les thèmes abordés par les constructeurs ont été récurrents et ont accompagné une certaine révolution sociale. Il s’agissait pour la plupart de thématiques dans lesquelles la représentation de l’humain était totalement fantasmée, robotisée ou décharnée, comme des femmes-machines, des hommes-sauvages, ou bien des caricatures de célébrités. Aujourd’hui, il a fini par tomber aux mains des franchises de cinéma pour devenir un produit dérivé et publicitaire.


Dans cette histoire, on comprend le besoin d’échapper au quotidien et au réel. Pendant ma résidence, la notion de métaphore est alors apparue. C’est un mot que je n’utilise presque jamais car il cherche justement à nous éloigner de la réalité et de sa cruauté car la métaphore est une image parallèle que l’on se fait d’une chose pour l’appréhender dans notre propre langage confortable. Le flipper est donc devenu pour moi un objet transitionnel dans ma compréhension du monde et un autre langage pour exprimer ce qu’il s’est passé tout au long de cette résidence. Cette métaphore révèle les liens qu’entretiennent l’univers du flipper et celui des Ortigues unis par les mêmes règles de fonctionnement. En effet, il s’agit d’un jeu à la fois individuel et collectif, en compétition avec les autres ou avec soi-même. L’objectif étant de faire grossir un score, de faire du chiffre, tout en se focalisant sur une boule en acier dépoli reflétant et déformant l’espace qui l’entoure. Pour réussir, il est donc primordial de ne jamais perdre la boule.



L.B : Le ministère de la Culture a mis en place ce nouveau projet de résidences d’artiste en entreprise qui est présenté comme un travail étant une immersion sociale. Le projet est ambitieux et tend à décloisonner les différents univers. Il aide surtout les artistes à se rapprocher de savoir-faire techniques qu’ils n’auraient pas eu l’occasion de côtoyer seul dans leur parcours. Qu’a signifié pour vous cette immersion au sein des Ortigues ?


R.G : C’est la première chose à laquelle j’ai réfléchi avant de débuter ce projet de résidence et j’ai rapidement rattaché cela à mon dernier travail de vidéo en collaboration avec l’artiste belge Laurie Charles. Notre film Crue abordait des notions de résistance et de survivance dans un monde où l’humain n’existe plus et où les océans ont recouvert la majeure partie de notre planète. Je me suis rappelé que l’immersion venait de là, du fait d’être totalement plongé dans un liquide, dans une atmosphère. L’art est-il liquide ou bien vaporeux?


Etre en immersion ce n’est pas quelque chose que l’on peut imaginer à l’avance car on se retrouve rapidement baigné dans un flot de surprises, de contraintes et de contingences auxquelles nous ne nous étions pas du tout préparés. J’ai d’ailleurs subi une espèce de désenchantement pour ne pas dire une déception. Je m’autorise à en parler car c’est une notion qui fait partie de mon travail et qui guide nombre de mes choix artistiques. J’avoue m’être préparé à l’avance à pouvoir librement profiter des qualités techniques et humaines de l’entreprise et de pouvoir vivre des moments de productions intenses. Il s’est avéré que je me suis confronté à la réalité temporelle et économique d’une société et que tout ce que j’avais imaginé était devenu presque impossible. C’est par ailleurs un sentiment que l’on retrouve dans l’état d’inachèvement des sculptures que je présente. Les formes ne sont pas abouties au même titre que la finition de ce travail. Cette démarche assumée révèle mon rapport minimal à la sculpture. Je n’envisage pas exclusivement le minimal présent dans la radicalité de la forme, mais il peut aussi se retrouver dans la radicalité d’exécution dans un geste expéditif et dans des décisions qui vont à l’encontre de la production d’objets commerciaux.


C’est par ces contraintes que je comprends aujourd’hui que le défi de l’immersion a été une véritable réussite car j’ai découvert ce qu’étaient vraiment l’importance et la complexité du travail de chacun au sein de cette chaîne de création. Le but initial de ma présence n’était pas de devenir un employé à part entière. C’est en discutant avec certains que je me suis rendu compte que je me confrontais aux mêmes problématiques de fonctionnement qu’ils rencontrent au quotidien. J’en conclu donc que l’immersion aurait quelque chose à voir avec un rôle à jouer, un rôle social ou bien un rôle d’acteur. Il me semble que l’univers du cinéma n’est pas loin de tout cela.


L.B : Quelles sont les raisons qui vous ont amené à participer à cette expérience ?


R.G : Ce qui m’a tout de suite intéressé chez Les Ortigues c’est l’élaboration d’espaces éphémères et commerciaux. Dans mes recherches, l’évacuation de l’objet tend à se radicaliser au service d’un rapport à l’espace. J’essaye de me dépêtrer d’une certaine emprise de la « chose », de l’objet d’art, pour remettre au centre de mon travail l’importance de l’espace qui conditionne l’appréhension de l’art. Le contexte peut être non seulement celui de l’exposition mais il est avant tout celui de la réalisation, de la fabrication, de l’élaboration. Mes dernières pièces pointent du doigt les à-côtés d’une pratique artistique, les gestes inhérents à la création d’une œuvre mais qui sont trop souvent dissimulés derrière des artifices liés à la finalité, au résultat. L’espace de jeu et de détente fait éminemment partie de ces à-côtés, car ce qui nous permet d’échapper à ce travail nous aide également à le comprendre.


Je ne suis pas un artiste qui crée, à proprement parler. J’ai compris au fil du temps que j’étais plutôt un artiste qui transforme le réel dans un langage qui m’est propre. C’est pourquoi le désir de valoriser les déchets et de m’inviter à les regarder autrement m’a tout de suite attiré. La récupération et la transformation sont des gestes qui échappent aux objectifs du rendement de l’entreprise. J’ai voulu mettre en place une relation à la matière qui n’a pas pour but de finaliser un produit mais qui deviendrait, in fine, le produit lui-même.


L.B : Pouvez-vous nous détailler les conditions de travail dans lesquelles vous avez pu évoluer ? Les rencontres et les échanges qui vous ont accompagnés durant votre travail ?


R.G : Avant de commencer ce projet d’immersion nous avions convenu de certaines conditions de travail. Les Ortigues m’ont invité à investir la totalité de leurs espaces de travail pour que je puisse aller à l’encontre de tout le monde. Cela m’a permis de me familiariser très vite avec tous les employés et de découvrir un univers chaleureux. Je me suis rapidement senti chez moi et disposé à l’échange. J’ai débuté mon travail par quelques jours au sein du B.E (le bureau d’étude), situé dans un grand open space. Nous avons réalisé des modélisations 3D de flippers avec Alexandra et Josselin, ce qui fut une manière d’appréhender les capacités techniques possibles dans l’entreprise. Ensuite, j’ai pu rejoindre la Signa (signalétique) qui est un point névralgique par lequel passent toutes les images décoratives et commerciales. Les machines y tournent en permanence et la quantité de productions est impressionnante. Dans cet atelier, j’ai découvert de nouveaux gestes techniques principalement liés à la découpe et collage grâce à Sylvaine qui a su simplement et agréablement m’apprendre son savoir-faire. Enfin, j’ai pris mes marques et me suis installé dans un espace entre l’atelier de peinture et celui de la menuiserie dans lequel j’ai collectionné et entassé toutes les choses que j’ai pu récupérer et qui allaient me servir par la suite. Cet atelier est vite devenu un studio de restauration de flipper. Pour terminer, on m’a proposé de réaliser une œuvre dans l’entrée de l’entreprise, dans un espace que l’on nomme le « Show Room » mais qui n’avait pas encore été investi.


L.B : Dans votre atelier, vous parlez d’entassement et de collection. J’imagine que ce sont des notions inhérentes à la vie d’une entreprise, à savoir gérer l’espace vide. Cet espace de travail vous a t-il seulement servi de lieu de stockage ?


R.G : Dès les premiers jours de résidence, je me suis mis à observer les systèmes de rangement et de conservation des matériaux. Ces espaces occupent les trois quarts de l’entreprise. Dernièrement Corentin Bernard, le directeur, m’a très justement soulevé les soucis économiques liés aux espaces vides, leur but étant de maximiser et de combler ces réserves afin de ne pas perdre d’argent. Cette réalité nécessite des gestes de classification et de rangement pratiques. Parallèlement à cela, c’est en transportant des flippers que j’ai découvert la manière de manipuler ces objets dans des gestes logiques et efficaces, de replis et de conservation. On peut les transporter assemblés ou désassemblés. Ils peuvent se replier sur eux-mêmes ou bien s’ouvrir en deux. On peut les entreposer horizontalement ou bien verticalement. On peut les aligner ou les superposer. Lors de mes recherches, le système de stockage est donc devenu une forme de vocabulaire gestuel que j’emploie comme geste sculptural. C’est pourquoi le travail que je présente aux Ortigues questionne ce rapport à l’espace de rangement dont la mise en scène répond à des normes bien spécifiques. L’installation Gold Rush laisse donc planer un doute quant à une temporalité suspendue qui peut sembler tantôt en chantier de construction tantôt en état de déconstruction.


L.B : L’installation Gold Rush que vous proposez donc dans l’entrée des Ortigues prend la forme d’un décor de salle de jeu. Cela inclut-il que certains éléments sont manipulables ? On comprend très bien dans votre travail l’intérêt de replacer l’objet dans des espaces de vie. Pouvez-vous nous expliquer comment le basculement de l’espace de vie à l’espace d’exposition s’opère?


R.G : Pour concevoir Gold Rush, je me suis appuyé sur la lecture de l’essai philosophique d’Emanuele Coccia intitulé La vie sensible. Dans ce texte le philosophe dissèque et rend explicite l’apparition et la réception de phénomènes sensibles que nous expérimentons au quotidien. Le livre débute sur une analyse de la matière miroir, pour tendre à la conscience que toutes les surfaces sont sensiblement réfléchissantes. La réflexivité déforme le monde sans se déformer elle-même. Le livre soulève la question de la possible préexistence du réel au-delà de notre perception. En d’autres termes, Emanuele Coccia signifie que le monde pourrait exister même s’il n’y avait pas d’humain pour le voir et le penser. Le serpent se mord la queue mais actionne un système de réflexion sur la place que nous imaginons tenir dans la construction du monde.


Avec le flipper j’ai retrouvé ces mêmes questionnements. Non seulement c’est un objet qui appelle à l’utilisation, au divertissement, à l’implication du corps dans son propre fonctionnement mais il est surtout un système complexe jouant avec des perceptions optiques perturbantes. En effet, la boule est un point focal et central de ce travail de pensée que j’aborde. Le titre de l’installation Gold Rush est tiré du nom d’un des flippers fonctionnels présents. En anglais « Gold rush » signifie « ruée vers l’or » et le thème abordé représente deux hommes, pelle et pioche à la main, qui sont à la recherche d’une pépite d’or symbolisée par la boule de flipper elle-même. Avec cette installation, je désire mettre au cœur de mon travail la notion d’expérience directe. Cela permet d’échapper au système qui voudrait que toute œuvre soit communicable et partageable sur les réseaux sociaux. Cette manière d’aborder l’art évacue le rôle essentiel de l’expérience physique d’une œuvre.


Dans l’installation les deux premiers flippers que j’ai réalisés aux Ortigues sont totalement recouverts de miroirs clairs et de miroirs noir. L’un est le pendant de l’autre, ils fonctionnent comme des jumeaux symétriques. Le miroir clair est une matière connue que l’on utilise tous quasi quotidiennement et qui trouve son origine dans l’Egypte ancienne avec les miroirs que Cléopâtre faisait dépolir dans des métaux plats. Le miroir noir quant à lui se réfère directement au petit objet du même nom dont se servaient les peintres anglais du 19ème siècle pour croquer les esquisses de leurs tableaux en extérieur. L’intérêt de cet objet et sa particularité tient dans le fait que le peintre devait se tenir dos à la scène (au réel) qu’il voulait représenter en observant à l’envers le reflet du paysage. Par l’utilisation de ces matières je tente de soulever la question de ce « média », « ce médium » qui serait présent entre le réel et celui que nous nous représentons. Les miroirs et autres surfaces qui reflètent la lumière et composent des surfaces parallèles sont ici la marque de possibles mondes « médians ». Ces deux flippers qui mettent à mal la possibilité de les prendre en photos et donc de les communiquer nous indiquent clairement qu’ils sont indissociables de l’espace-temps dans lequel ils sont inclus et amenés à être exposés.


L.B : Dans ce que vous dites, on retient volontiers l’idée de mondes parallèles. C’est une idée qui pourrait tirer vers le mystique et pourtant vous semblez raccrocher cela à une réalité crue. Dans ce travail on sent planer la cohabitation de plusieurs univers distincts que vous avez réuni, celui de l’art, celui de l’entreprise mais aussi celui du flipper. Comment avez-vous expérimenté ces passerelles entre les mondes dont vous parlez?


R.G : Tout d’abord il ne faut pas oublier que le flipper est un jeu d’argent, un proche cousin du bandit manchot. Sauf qu’avec le flipper on ne gagne pas d’argent directement mais on en dépense pour se distraire. Je vous laisse comprendre l’analogie évidente entre ce constat, l’économie d’une entreprise et le fonctionnement du marché de l’Art actuel. L’intégration d’un flipper dans une entreprise soulève donc la question financière de prime abord.


J’aime à dire que ces derniers mois ont été rythmés par deux résidences d’immersion parallèles. Il s’est avéré que pour débuter un travail sur le flipper j’ai dû intégrer un réseau d’adeptes difficilement approchables. Comme dans toutes les communautés il faut faire ses preuves selon certaines règles. Par différents chemins hasardeux, j’ai eu la chance de rencontrer les personnes idéales pour mener à bien mon travail de recherche et mes nombreuses négociations. Ce que j’y ai découvert c’est une économie de moyens, de services et d’échange qui s’affranchit souvent de l’argent. Le bagout et la tchatche étant de mise, j’ai réussi à comprendre rapidement le fonctionnement « gitanesque » de ce genre de commerce. Je suis alors passé d’un univers en prise à la contrainte financière où l’espace, le temps et le geste sont des valeurs économiques à un monde où les règles ne sont pas définies à l’avance et où l’échange remplace l’argent.


Cette expérience dualiste m’a permis de réaliser une installation sous forme de collection de différents flippers et « Back Glass » reproduites dans l’atelier de signalétique avec Sylvaine, Joël et Christopher. Comme les back glasses des années 70-80 de certains flippers sont en voie d’érosion, les encres au plomb ne tenant plus à la surface du verre, des collectionneurs sont à la recherche d’un moyen de reproduire ces images. J’ai donc compris qu’il m’était possible de reproduire avec l’entreprise le système de ces images sur verre, et de m’en servir comme monnaie d’échange contre des services de réparations ou même parfois contre des flippers directement. A travers ce travail graphique est apparu une possible économie parallèle remettant en question le fonctionnement économique d’une création d’œuvre d’art. Le savoir-faire et l’échange ont remplacé l’argent à l’image d’un ready-made financier.


L.B : Pour finir il est intéressant d’observer le positionnement artistique que vous mettez en place dans cette tentative de reproduction d’objets. Vous ne semblez pas être dans une forme de création pure mais défendez un positionnement de reproduction et de transformation. Y a-t-il un engagement politique derrière tout cela ou bien un point de vue sur l’actualité de l’art à soulever ?


R.G : Le point de départ de mon travail aux Ortigues a été clairement énoncé comme une valorisation de matériaux et d’objets déjà existants dont la destination était la destruction, dans un souci économique et écologique.


C’est quelque chose qui fonde mon travail depuis déjà bien longtemps et affirme une position d’artiste. Je ne me considère clairement pas comme un créateur mais tout au plus comme un observateur ou un traducteur du réel. C’est pourquoi la plupart des œuvres que je conçois ont pour origine des univers préexistants. Généralement je m’appuie sur le cinéma dont le langage paraît plus accessible. Le cinéma est déjà une traduction du réel réalisé par des truchements ingénieux et techniques à la limite de l’illusion. Ce qui m’intéresse se trouve justement dans le désenchantement de cette illusion. J’ai une pratique de la forme et de l’espace assez radicale, j’essaye de m’affranchir de la technicité en dépeçant l’objet de ses artifices. C’est quelque chose que l’on peut observer dans les défauts et les accidents qui constituent mes sculptures. Cette position n’est pas forcément politique mais je défends une place à l’inutilité dans un monde où l’objet est retourné à l’état de marchandise, de communication, de décoration ou bien d’utilisation. C’est en cela que l’objet flipper m’a intéressé car il assume sa trivialité encombrante qui penche vers une forme d’inutilité. Le monde de l’art nous permet d’expérimenter encore un peu la liberté de concevoir des œuvres sans but constitutif autre que celui de révéler ses propres attributs.


Avec ce travail je continue de défendre l’instabilité de ce qu’on appelle la création. On le sait « rien ne se crée », tout est une question de réinterprétation et de point de vue. Aux Ortigues cela s’est concrétisé formellement par la récupération de rebuts qui m’ont permis de produire des caisses de flippers et ainsi constituer le décor d’une salle de jeux d’arcade. Evidemment je parle ici de décor, ce qui nous renvoie encore une fois à l’artifice, au théâtre ou au cinéma. Ce décor est à la limite du chaos dans une désorganisation planifiée et subie par l’impossibilité d’aboutir à ce que j’avais prévu. GOLD RUSH symbolise alors une quête incessante et frénétique de quelque chose de rare, de grande valeur. Qu’est-ce qui peut avoir plus de valeur que la liberté presque utopique d’être aujourd’hui un artiste ?

Interview publiée dans l’édition Gold Rush, suite à la résidence en entreprise effectuée par l’artiste en 2018 au sein de l’entreprise Les Ortigues à Cézac.

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